Territoire des images

Carnet de recherches visuelles, par Raphaële Bertho

Paysage(s) en éclats

J’ai le plaisir d’animer ce soir une rencontre dans le cadre des Conversations de la Cité de l’architecture et du patrimoine. Ce sont deux ouvrages photographiques, deux essais sur le territoire français, deux approches des paysages de l’extrême contemporain qui vont dialoguer. A priori rien de commun dans ces deux travaux : l’un présente les images de quarante-trois photographes quand le second est constitué du monologue visuel d’un architecte. L’un a pour ambition de nous parler de l’ensemble du territoire national quand le second se concentre sur une infime partie, le plateau de Saclay. Et pourtant ces deux démarches exploratoires se rejoignent ici dans un questionnement photographique, cherchant à donner forme aux paysages d’aujourd’hui à travers une profusion d’images, témoignant tant de la multiplicité des points de vues que de l’insistance du regard. Cette rencontre est ainsi l’occasion de revenir sur les traits saillants de ces projets : sur le rapport qu’ils instaurent avec le territoire, le statut accordé à la photographie ou la compréhension de la notion même de paysage. Ce billet a pour objet de proposer réflexions introductives aux échanges avec les auteurs. Avant de poursuivre, il paraît nécessaire de présenter plus formellement les acteurs en présence.

 France(s) territoire liquide Ouvrage collectif, texte de Jean-Christophe Bailly (Éd. Seuil/Fiction & Cie, 2014)

France(s) territoire liquide est un projet initié en 2011 par quatre photographes français : Jérôme Brézillon, Fred Delangle, Cédric Delsaux et Patrick Messina dans la lignée de la mythique Mission photographique de la Datar des années 1980. Ce collectif indépendant affranchit de toute commande va progressivement se développer pour finalement rassembler 43 photographes et y associer un directeur artistique en la personne de Paul Wonbell. Les 41 séries photographiques, représentant près de 500 clichés, qui constituent le résultat de cette mission d’un genre nouveau sont présentées pour la première fois en 2014 au Tri Postal à Lille. L’ouvrage publié la même année au Seuil, et préfacé par Jean-Christophe Bailly, ne constitue par un catalogue thématique. En évitant tout ordonnancement typologique ou topographique, il s’agit de signifier le caractère résolument « hors-sol » de cette proposition. Le parcours visuel proposé s’abstrait tant du déterminisme de la forme photographique que de son référent pour proposer un inventaire « à la Prévert », où la précision du détail est alliée à l’incomplétude de l’énumération. Un parti-pris volontairement erratique afin de laisser toute liberté à chacune des propositions photographiques de se déployer sans allégeance au collectif, alliant la puissance de la singularité à la synthèse de la multitude.

Paysages superposés/Saclay panorama d’Antoine Vialle (Éd. Kaiserin, 2014)

La première chose qui frappe dans l’ouvrage d’Antoine Vialle c’est l’accumulation des images : il rassemble ainsi 2300 photographies organisées sous la forme de planches-contacts numériques. A travers les clichés, l’auteur nous propose de l’accompagner dans son parcours sur le plateau de Saclay, avec parfois quelques arrêts sur un parking, une intersection, un rond-point…. On suit son regard d’un côté, et ses réflexions de l’autre. Le texte, se présentant comme des notes éparses, se détache de l’image par sa lecture transversale, en format paysage. Cette déambulation conjointement littéraire et visuelle présente l’insistance d’un regard, l’auteur cherchant par là à faire sortir ces lieux de leur apparente neutralité, à les révéler d’une certaine manière. Au centre de l’ouvrage, un essai propose une réflexion plus générale sur les aspects de cette frange urbaine, accompagné d’une conversation avec le paysagiste Gilles Clément autour des particularités de ce territoire aux portes de Paris.

La concordance de ces deux projets est symptomatique d’une époque. Le temps des grandes commandes publiques des années 1980 est loin. La mobilisation autour du paysage et de son devenir, si elle fait toujours partie de l’agenda politique, n’est plus le seul fait des institutions. Ce sont finalement les acteurs de la mise en scène du territoire, de son devenir paysage, visuellement pour les uns, structurellement pour les autres, qui se saisissent de la question. Les photographes de France(s) territoire liquide comme l’architecte Antoine Vialle se sentent investit de la responsabilité de cette réflexion « citoyenne », pour reprendre là les mots de Paul Wombell[1]. Leurs travaux témoignent par ailleurs d’un rapport similaire à la photographie comme au territoire, dans une volonté vaincre la résistance l’existant contemporain et de mettre à jour la complexité de ses reliefs.

L’insistance du sensible

L’un des points marquant de chacun de ces travaux est l’importance accordée à la présentation des conditions de réalisation des images. Non pas simplement d’un point de vue matériel, mais aussi dans la narration des motifs personnels comme conjecturels de la réalisation d’un cliché.  Antoine Vialle débute ainsi son essai : « Lorsque j’ai commencé à prendre ces photographies du plateau de Saclay cela correspondait pour moi au besoin d’être sur les lieux. Besoin d’être là, au bord d’un rond-point, présent physiquement à ce milieu urbain, cet endroit étrange à la présence d’un corps, quelque part entre ruralité et ville constituée. Nécessité première d’enregistrer ce que j’avais devant les yeux ». De la même façon, chacun des photographes de France(s) territoire liquide introduit sa série par un court texte dévoilant les coulisses des prises de vues, les errements des auteurs, les doutes et les déconvenues[2]. Le récit n’est pas héroïque, le créateur n’apparaît pas comme un démiurge convaincu du bien-fondé de son art ou l’image comme le fruit de déterminants purement techniques et visuels.

L’ensemble tend à valoriser l’expérience du paysage, pour reprendre ici le titre programmatique du texte de Bernard Latarjet et François Hers. La pratique du terrain prend le pas sur la représentation visuelle, et les clichés se présentent comme le résultat d’une expérience complexe, à la fois physique, sensorielle, temporelle et spirituelle. Une confrontation nécessaire selon Antoine Vialle pour se dégager de la vision « utopique » portée par les pouvoirs publics sur le plateau de Saclay, ou s’abstraire du « service touristique du paysage » selon Jean-Christophe Bailly. Ce« masque du paysage de charme »[3] est presque sublimé dans les images de grands espaces de Jérôme Brézillon ou d’Emmanuelle Blanc, quand Léo Delafontaine, Fred Delangle ou Ambroise Tézenas transfigurent la ville muséifiée à travers leurs dispositifs. Un décor dont Guillaume Bonnel, Guillaume Amat, Emilie Vialet, Sophie Hatier ou François Deladerrière révèlent l’envers et l’artificialité, chacun à leur manière. D’autres, comme Bertrand Desprez, Beatrix von Conta, Brigitte Bauer, donnent à voir plus prosaïquement la matérialité des pratiques du territoire, parfois d’une manière presque métaphorique dans les clichés de Julien Chapsal ou signalétique avec Geoffroy Mathieu et Bertrand Stofleth.

Cette fidélité à l’expérience vécue nécessite de se détacher de toute velléité d’inventaire ou de systématisme de la prise de vue, afin de faciliter l’immersion dans les plis et replis du territoire. Jean-Christophe Bailly évoque ainsi pour France(s) territoire liquide une prospection « capricieuse et obstinée, fantasque et rigoureuse ». Antoine Vialle emprunte pour sa part délibérément les chemins de traverse, piéton dans un univers automobile, selon une approche hybride, « entre topologie et typologie ».

Une fabulation photographique

Marque des temps sans aucun doute, dans chacun de ce projet l’utopie objectiviste de l’inventaire photographique pourtant prégnant depuis près de deux siècles laisse sa place à une dimension sensible, sans que celle-ci se cantonne à l’intime ou au subjectif. Une première mise à distance qui permet de complexifier le rapport de la représentation photographique au territoire, la débarrassant de son carcan documentaire pour assumer son potentiel fictionnel. L’image, de preuve ou de trace, devient le catalyseur permettant de révéler le visible comme l’invisible. Pour Antoine Vialle, « il s’agira ici de manipuler le réel autant que de se laisser submerger par lui, pour réveiller l’imaginaire qui se loge dans chaque détail de la technique » allant même parfois jusqu’à « l’hallucination ». Jean-Christophe Bailly s’accorde sur cette capacité du photographique « à capter non seulement le grain du réel mais aussi ce qui, de ce grain, s’échappe continûment et qui du même coup (..) fictionne (…) ». Un parti-pris qui fait écho ici aux propos de Gille Deleuze sur le cinéma politique. Ce dernier insiste en effet sur les pouvoir de la fabulation qui « n’est pas un mythe impersonnel, mais pas non plus une fiction personnelle : c’est une parole en acte, un acte de parole par le personnage ne cesse de franchir la frontière qui séparerait son affaire privée de la politique, et produit lui-même des énoncés collectifs »[4]. La fabulation, ici photographique, est alors le passage d’une image documentant l’expérience personnelle à la représentation fictionnelle d’un vécu du territoire. Ou plutôt des territoires. Une dimension que l’on retrouve particulièrement présente dans les images de Cédric Delsaux ou Julien Magre, dans les errances nocturnes de Jean-Philippe Carré-Mattéi ou le petit théâtre de Guillaume Martial, ou encore les amorces de récit cinématographiques mises en scène par Marion Gambin.

La plasticité des territoires

La question des frontières apparaît ici comme omniprésente : la frontière comme limite entre la fiction et le réel d’une part, mais aussi comme délimitation d’une unité stable et identifiée du territoire.

De par la définition même de son projet, la mission France(s) territoire liquide se confronte d’emblée à la difficile définition du territoire de l’état nation à l’ère des flux, des migrations et des réseaux. Une préoccupation qui constitue, selon le directeur artistique de la mission Paul Wombell, une « spécificité de la culture française, qui repose sur la conviction que la photographie peut définir le territoire national (…) ». Comme pour contrer l’immatérialité de cette frontière Yann de Fareins ou Albin Millot se rendent sur les lieux, dressent le constat son absence. La plasticité de ce territoire en perpétuelle redéfinition amène finalement les photographes, selon les mots de Jean-Christophe Bailly, à privilégier le mouvement à la forme fixe, la texture de flux et de glissement à l’identité crispée. Ils naviguent ainsi des territoires du virtuel  avec Olivier Nord ou Thibault Brunet, à ceux de l’intime. Les clichés de d’Elina Brotherus, Geoffroy de Boismenu, Laure Vasconi, Aude Sirvain, Florence Chevalier, Gilles Coulon, Bernard Plossu, Aglaé Bory, Patrick Messina ou Pierre Witt ont pour point commun de souligner l’humanité d’un paysage à travers le récit de mémoires familiales, le souvenir du temps des vacances ou de la déchirure de la perte. Dans ce retour sur les lieux, le paysage devient le refuge de nos histoires personnelles. A contrario Joffrey Pleignet, Olivia Froudkine  ou Michel Bousquet travaillent à élaborer une forme d’archéologie des paysages, à travers les prélèvements sur site ou la mise en regard des temporalités. L’histoire se fait plus imaginaire dans les travaux de Marie Sommer ou d’Anne Fret et Patrick Manez, elle se niche dans les détails d’Antoine Picard et finalement le territoire lui-même, de liquide, se fait volatile avec Claudia Imbert.

De façon plus spécifique et générique à la fois, Antoine Vialle s’interroge pour sa part sur les limites de la ville, et de son corollaire la campagne, dans un contexte de « généralisation du paradigme urbain ». L’ensemble de son parcours photographique se situe dans cette frange au caractère indéterminé, marqué par le délitement visuel des perspectives et l’absence de repères identifiables, ou identitaires. Il opère le constat d’une perte de lisibilité d’une ville sans forme définie, laquelle est liée à l’appréhension d’une surface agricole considérée comme une « surface béante ». Dépassant le cadre du travail photographique, l’architecte développe dans un dernier mouvement une réflexion opératoire sur l’aménagement urbain et sa scénographie, et fait appel au dispositif visuel du panorama. Ce dernier permettra alors de réorganiser visuellement le territoire autour de l’individu, lui permettant ainsi de s’y inscrire, et d’y faire paysage.

La possibilité d’un paysage ?

Dans son texte accompagnant la publication des images de la Mission photographiques de la Datar en 1989[5], Augustin Berque annonce résolument la nécessité d’une telle entreprise face aux mutations radicales opérées sur le territoire dans la seconde moitié du XXe siècle : «  (…) nous assistons en ce moment même à la naissance d’un autre paysage. Et si c’est le cas, alors il vaut mieux que nous aidions à cette naissance, en apprenant à voir et à faire ce nouveau paysage, au lieu de détourner notre regard vers d’illusoires vestiges du passé, ou de nous résigner à aimer Big brother le parking… ». Devenues mythiques, et encensées aujourd’hui comme de véritables monuments de l’histoire de la photographie comme du paysage en France, les clichés de la mission sont pourtant loin de faire l’unanimité à l’époque[6]. Loin d’être considéré comme des propositions de « paysagement», les images sont reçues comme des témoignages de la crise d’un paysage marqué par « le déclin, la déception et la décrépitude »[7].

Aujourd’hui encore, il semble que les figures de la ruine et du désenchantement restent durablement associées à toute entreprise de représentation du territoire. Antoine Vialle parle d’une impression de « déshérence » qui se dégage des photos : «les lieux semblaient inachevés et pourtant déjà marqué par le délabrement ». De même pour Jean-Christophe Bailly, pour qui cet « ensemble disparate d’inachèvement conjugués » provoque un « certain désarroi ». L’état des lieux ne semble pouvoir faire paysage ici, du fait de l’incohérence et de l’inconsistance apparente des éléments qui le composent. Le paradigme visuel de la scène de théâtre, exigeant une mise en scène ordonnée, laisse alors place celui de la sédimentation temporelle à travers l’idée du palimpseste propose par André Corboz[8]. Cette hétérogénéité s’accorde avec la mise en œuvre d’initiatives autonomes pour France(s) territoire liquide, plus « apte à saisir, par des interstices imprévus, un paysage fait de glissement et de transferts, un paysage qui résiste à la prise », quand Antoine Vialle avance pour sa part l’idée de « paysages superposés ». L’un et l’autre renoncent ainsi à la complétude d’un paysage unique au profit d’une conception plurielle de paysages fonctionnant en synergie.

Dans chacun de ces travaux c’est finalement la notion d’ existant qui est convoquée pour faire état du paysage contemporain. Cette dernière est définie par Jean-Christophe Bailly comme « la forme des surfaces d’énoncés par lesquels le paysage et parfois se délite ». L’enjeu de la représentation est ainsi rapporté à l’expression fondamentale d’une « condition d’être du territoire », sans cynisme ni nostalgie.

Paysage(s) en éclats 

L’énoncé est ici volontairement polysémique, évoquant tout à la fois la déchéance d’une unité disloquée et la richesse d’un rayonnement pluriel, l’éclaté et l’éclatant. C’est finalement la figure du kaléidoscope que je souhaiterai convoquer, cette dernière permettant de réconcilier les termes apparemment opposés de la permanence et du changement, de la pluralité et du singulier. Composé de fragments, dimension éminemment photographique, il permet par leur assemblage de proposer une série de combinaisons, de composer par l’agencement de la multitude des points de vue une image complexe et régulièrement renouvelée. Les éclats photographiques du territoire français sont ici coordonnés, juxtaposés, “superposés”, pour dessiner peu à peu les contours des paysages de notre modernité.

Rudolf Ammann, Expo , Inside the Earth Tower, 200

Rudolf Ammann, Expo , Inside the Earth Tower, 200

Voir ici la vidéo de la soirée:

[1] Paul Wombell, « Des territoires liquides », dans La Mission photographique de la DATAR, Nouvelles perspectives critiques, Paris, La Documentation française, 2014.

[2] Des courts métrages ont été réalisés par Sylvain Martin mettant en scène les photographes de la mission, à voir sur https://www.youtube.com/channel/UCVUsMH_zdHkJePwVWKBecTA

[3] Jean-Francois Chevrier, « Qu’est-ce qu’un paysage? », Art Press n° 91, avril 1985

[4] Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Paris, Editions de Minuit, 1985.

[5] Augustin Berque, Les mille naissances du paysage

[6] Voir Raphaële Bertho, La Mission photographique de la DATAR, Un laboratoire du paysage contemporain, Paris, La Documentation française, 2013.

[7] Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997

[8] André Corboz, Le Territoire comme palimpseste et autres essais, Paris, De l’imprimeur, 2001.

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Cette entrée a été publiée le 26 mars 2015 par dans Agenda, Contributions, En images, Publications, et est taguée , , , .

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