Territoire des images

Carnet de recherches visuelles, par Raphaële Bertho

Beyrouth par Basilico, ou la possibilité d’une ville

Vue de l'exposition Beyrouth 1991 de Gabriele Basilico à l'Abbaye de Jumièges, 2015 (c) R. Bertho

Vue de l’exposition Beyrouth 1991 de Gabriele Basilico à l’Abbaye de Jumièges, 2015 (c) R. Bertho

Comment exposer un grand maître de la photographie sans être dans l’hommage aussi révérencieux que stérile ? Comment montrer une série photographique vieille de près d’un quart de siècle en évitant la réédition? Comment renouveler le regard sur un travail internationalement connu sans tomber dans l’ornière de l’inédit? C’est le pari réussi de Gabriel Bauret et Giovanna Calvenzi avec l’exposition qui a lieu actuellement au logis abbatial de l’Abbaye de Jumièges. On y retrouve là les principales pièces de la série réalisées à Beyrouth en 1991, en noir et blanc comme en couleur, dans le cadre de la mission photographique initiée par Dominique Eddé avec le soutien de la Fondation Hariri et dirigée par Robert Delpire. Rien de très nouveau jusqu’alors, ce travail ayant déjà fait l’objet de plusieurs présentations et publications (voir la bibliographie), bien que ce soit toujours un plaisir de retrouver ces tirages aux nuances impeccablement maîtrisées.

Vue de l'exposition Beyrouth 1991 de Gabriele Basilico à l'Abbaye de Jumièges, 2015 (c) R. Bertho

Vue de l’exposition Beyrouth 1991 de Gabriele Basilico à l’Abbaye de Jumièges, 2015 (c) R. Bertho

L’intérêt de l’exposition réside surtout dans la présentation des archives qui permettent d’éclairer la démarche photographique. En effet on retrouve, ponctuant le parcours, la présentation de planches contacts agrandies qui nous permettent de nous mettre dans les pas du photographe, de suivre véritablement les déambulations de son regard. Leur disposition évite tout didactisme au profit d’une circulation curieuse complétée par la diffusion du court métrage du réalisateur Tanino Musso qui suit Gabriele Basilico à l’oeuvre dans les rues de la ville, en compagnie des photographes René Burri, Robert Frank et Fouad Elkoury, impliqués à ses côtés dans cette mission. Avec Raymond Depardon et Joseph Koudelka, ils ont tous les six été sollicités pour travailler pendant trois mois sur le centre ville après un conflit armée de quinze ans, de 1975 à 1990. Peu de temps après le cessez-le-feu, ils arpentent une ville fantomatique, profondément marquée par les affrontements, véritablement « sculptée par les balles et les obus »[1]. Par la suite, Gabriele Basilico y retourne à trois reprises et continue de photographier, documentant au fil des années la reconstruction progressive de Beyrouth. Une projection reconstitue dans l’exposition ces différentes séquences, dans une mise en perspective prospective de ces travaux.

L’ensemble de ce dispositif présente ainsi non seulement les images finales et sélectionnées, mais aussi une manière de voir, une manière d’être dans ces lieux. Encore une fois, il s’agit là de présenter la photographie comme un travail du corps avant d’être un regard, de concevoir l’image comme l’aboutissement d’un processus complexe : sur le terrain d’abord, chaque déclenchement étant induit par des sensations tant auditives, olfactives, visuelles que mémorielles ou spirituelles ; puis a posteriori, lors de la sélection des images, dans la maturation d’un discours. Les images sont le reflet d’une posture tant physique que symbolique, l’une et l’autre étant intimement liée. L’exposition permet de comprendre en profondeur le parti-pris radical de Gabriele Basilico dans les rues de Beyrouth: celui de regarder une ville et non des ruines. La mise en perspective des images permet de saisir la manière dont ce choix s’imprime dans les images, se travaille dans le cadre, la lumière et la composition. D’observer ces détails qui font passer l’image d’une vue d’architecture à une vue urbaine, d’un témoignage du passé à la promesse d’un futur.

Une posture prospective

Dans la mesure où ce travail se déploie dans un cadre collectif, celui de la mission, il semble légitime ici de mettre en regard la série de Gabriele Basilico avec celle des autres photographes. Tous les six ont en effet pour contrainte commune de travailler sur le même périmètre, celui du centre-ville historique qui recouvre environ 1 km2, durant une même période de trois mois. Ils arpentent un terrain similaire, parfois les mêmes immeubles ou angles de rues, et choisissent pourtant d’en montrer des facettes bien différentes. C’est finalement dans l’écart entre les clichés que se révèlent les parti-pris respectifs. En effet, là où Raymond Depardon choisit par exemple de baisser le regard, d’attirer l’œil sur les gravats qui jonchent la chaussée, Gabriele Basilico opte pour une frontalité qui fait face aux immeubles, souligne les structures. Quand l’un pointe les traces de la destruction, l’autre oriente vers le regard vers les indices d’une organisation urbaine.

Gabriele Basilico, Beyrouth, 1991

Gabriele Basilico, Beyrouth, 1991

Raymond Depardon, Beyrouth, 1991

Raymond Depardon, Beyrouth, 1991

De la même façon la différence de lecture entre les vues surplombantes est manifeste. L’effet de bascule dans les clichés de René Burrié évoque clairement la surveillance stratégique de chaque croisement dans un contexte de guérilla urbaine. Chez Fouad Elkoury l’intention est plus lisible encore :  l’emplacement choisit est celui du sniper. La ville est ainsi présentée avant tout comme un champ de bataille. Les clichés de Gabriele Basilico vont clairement à l’encontre de cette prise de position, en donnant à voir la ville comme un ensemble unifié, embrassé d’un seul regard, par delà les divisions particulières, les rues ou les quartiers.

René Burri, Beyrouth, 1991

René Burri, Beyrouth, 1991

Fouasd Elkoury, The sniper, Beyrouth, 1991

Fouasd Elkoury, The sniper, Beyrouth, 1991

Gabriele Basilico, Beyrouth, 1991

Gabriele Basilico, Beyrouth, 1991

Quand Jospeh Koudelka cadre au plus près, soulignant la dimension graphique des agencements urbains dont Robert Frank marque l’éclatement, Gabriele Basilico offre pour sa part un espace de circulation au regard. Il n’évite pas les obstacles sans pour autant s’y arrêter. Il ne se détourne par des stigmates de la partition de la ville, des façades éventrées, des murs criblés de balles. Mais son point de vue propose toujours un moyen de les dépasser, de porter le regard un peu plus loin, vers l’horizon d’une possible reconstruction.

Joseph Koudelka, Beyrouth, 1991

Joseph Koudelka, Beyrouth, 1991

Gabriele Basilico, Beyrouth, 1991

Gabriele Basilico, Beyrouth, 1991

Robert Frank, Beyrouth, 1991 (Come again, Steidl, 2006)

Robert Frank, Beyrouth, 1991 (Come again, Steidl, 2006)

En dehors de ces quelques exemples choisis et de manière générale, contrairement à ses co-missionnaires, Gabriele Basilico ne revient pas sur les « lieux du crime » [2]. S’il s’éloigne de la posture du témoin, s’il refuse l’inventaire, il ne cède pas non plus à la « tentation de dramatiser la représentation  des lieux »[3], en magnifiant le caractère sublime de la ruine. A travers le viseur, le photographe redevient architecte, urbaniste, et esquisse le croquis d’une ville en devenir, suivant là son « interprétation libre et personnelle » [4]. Dans un mouvement qui s’éloigne « ça a été » barthésien, il adopte une posture projective et nous fait ses propositions en images: « cela pourrait être », « cela sera ». Du centre-ville de Beyrouth en 1991, Basilico refuse de faire l’autopsie. Il tente de prendre son pouls, même faible, pratiquement inaudible.

Une vision urbaine

L’intérêt de l’exposition de Jumièges, qui ne présente que les travaux de Gabriele Basilico, est de nous permettre de comprendre, ou tout du moins d’approcher, la manière dont le photographe construit une telle vision. L’observation attentive des planches contacts nous permet d’émettre quelques suppositions. Le plus marquant ici est sans doute la genèse en images d’une vue urbaine, et la manière dont elle se détache visuellement de la vue d’architecture. Quand cette dernière présente le bâtiment de façon le plus souvent frontale, dans un cadrage serré qui exclut de fait le contexte environnant, la vue urbaine privilégie l’agencement des immeubles, les espaces de circulation, laissant apparaître l’horizon et les points de fuite comme autant de suggestions de l’organisation globale dans laquelle s’insère la partie représentée. La différence se joue parfois à une modification du cadrage, à une avancée de quelques mètres.

Gabriele Basilico, Beyrouth, Planche-contact , 1991

Gabriele Basilico, Beyrouth, Planche-contact , 1991 (Reproduction du catalogue de l’exposition)

Pour exemple l’extrait reproduit ici, qui dément tout maniérisme au profit de la recherche d’une justesse dans la distance, dans la posture. Dans un cas la dimension urbaine se joue dans l’ajout d’éléments à la perspective, du fait de la prise de recul, de l’accentuation des perspectives. Dans le second au contraire il faut s’approcher, relever l’objectif, pour voir les immeubles prendre corps et les volumes se juxtaposer.

La possibilité d’une ville

Lorsque l’on interroge Dominique Eddé sur les motivations d’un tel projet, inapte par nature à satisfaire la mémoire ou les penchants nostalgiques, celle dernière se justifie en arguant de la nécessitée de « ménager une partie d’avenir à cette plaie ouverte que l’on appelle le passé »[5]. Exit ici toute volonté de passer un baume photographique sur la dévastation due à la guerre civile. Les ruines ne sont pas non plus la marque d’une présence au passé, d’une splendeur perdue, définitivement anéantie. Gabriele Basilico retourne totalement l’énoncé, et fait de ces murs décharnés le socle d’une vision futuriste, les lieux d’un possible, d’un « après ». Lorsqu’il confie sa volonté de photographier « l’invisible » [6], il ne s’agit pas là du fantôme d’un temps révolu, mais bien des silhouettes esquissées des futurs habitants. Les clichés de Basilico vibrent d’une humanité à venir, à reconstruire.

J’aurai le plaisir de prendre part à la table ronde organisée le 18 avril autour d’un autre travail majeur exposé à l’Abbaye de Jumièges, la série Bord de mer réalisée dans le cadre de la Mission photographique de la DATAR (1984-1988). Entretien animé par Gabriel Bauret, avec Giovanna Calvenzi et Bernard Latarjet.

Bibliographie (partielle)

Beyrouth centre-ville, Edition du Cyprès, 1991

Beyrouth centre-ville, Edition du Cyprès, 1991

Beyrouth centre-ville, Editions du Cyprès, 1992.
Gabriele Basilico, Basilico/Beirut, Paris, La Chambre Claire, 1994.
Gabriele Basilico, Beyrouth 1991(2003), Cherbourg, Le Point du jour, 2004
Gabriele Basilico, Beyrouth 1991…photographies, Département de Seine-Marritime, 2015.
Raymond Depardon, Beyrouth, centre-ville, Paris, Editions Points, 2010.
Robert Frank, Come again, Göttingen, Steidl, 2006.

A paraître
Beyrouth Mission, 2009-2011, Steild
Lancée en 2008 à l’initiative de Fouad Elkoury, elle réunie Fouad Elkoury, Klavdij Sluban (2009 et 2010), Robert Polidori (2010) et Gabriele Basilico (2011).

Pour voir les images
Fouad Elkoury : site personnel
Raymond Depardon, Josef Koudelka, René Burri: site de l’agence Magnum<

[1] Lire l’excellent article d’ Alexandre Medawar, « Beyrouth, Basilico et les barbares », Ligne de front, 9 octobre 2014, http://on-the-battlefield.blogspot.fr/2014/10/beyrouth-basilico-et-les-barbares.html

[2] Je reprends ici l’expression de Raymond Depardon dans Beyrouth, centre-ville, Paris, Editions Points, 2010.

[3] Gabriel Bauret, « Résister à la photogénie des ruines », Beyrouth 1991…photographies, Département de Seine-Marritime, 2015.

[4] Gabriele Basilico, texte publié dans l’ouvrage Basilico/Beirut, Paris, La Chambre Claire, 1994.

[5] Dominique Eddé, préface de l’ouvrage Beyrouth centre-ville, Editions du Cyprès, 1992.

[6] Entretien de Gabriel Bauret avec Gabriele Basilico dans Basilico/Beirut, Paris, La Chambre Claire, 1994.

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Cette entrée a été publiée le 8 avril 2015 par dans Comptes rendus, En images, Non classé, et est taguée , , , , , .

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